Anachronismes d’enfance
J’ai en partie grandi dans cette maison à jouer avec des legos, coupé du monde, et me voilà à écrire une histoire pour la terre entière sur un ordinateur…
Je suis là, Coco.
La maison de mon enfance se dessine au détour d’un virage s’ouvrant sur un rond-point. Ce rond-point est une large pelouse sur laquelle je jouais à tout un tas de choses quand j’étais petit. Au chat ou au loup selon la région, au ballon, à courir, à rire, toujours avec mes cousines ou les enfants du quartier.
Juste devant elle, cette maison.
La voiture arrive en roulant sur les gravillons dans un bruit qui aura levé mon cœur plus d’une fois. Le bruit de ces cailloux écrasés par des roues, c’est la cloche annonçant l’arrivée de mes parents à la fin des vacances ou celle de mes cousines qui débarquent avec ma tante et mon oncle. C’est le bruit qui me faisait courir à la fenêtre avec espoir ou attente et, trop souvent, déception.
Nous sommes en début de soirée, le ciel est couvert mais il ne pleut pas encore. Lorsque je claque la porte de la voiture avec sur mon dos un sac à dos qui n’appartient pas au même temps que cette maison, je me retrouve face à celle que je trouvais autrefois gigantesque et qui semble être une maison de poupée à présent.
Pour y entrer, il y a ce petit portillon blanc aux barres de fer noires. Mon frère avait un jour roulé à pleine vitesse dedans avec sa petite voiture et l’avait cassé. Je faisais pareil 5 ans plus tard et j’ai encore la voix de mon grand-père dans les oreilles. Je pose ma main sur la poignée intérieure pour déverrouiller le loquet en soulevant légèrement la barrière du haut du pied car le verrou bloque toujours un peu. Le portail s’ouvre d’un grincement emblématique et je sens alors une main se poser sur la mienne, toute petite et ingénue.
Devant moi, un petit garçon aux cheveux châtains clairs, coupés courts mais en pagaille, me regarde avec de grands yeux noisette et un sourire grand comme celui du Joker. Je m’accroupis à sa hauteur et il me saute dans les bras.
- Je suis revenu, Coco, lui chuchoté-je en le serrant très fort. Je suis revenu.
Je me redresse pour faire face au jardin dans lequel j’ai passé tant de temps à jouer et à m’ennuyer.
Il y a quatre pelouses autour de cette maison et aucune n’est la même qu’il y a 15 ans.
La première pelouse avait autrefois un prunier et un mirabellier. C’est ce dernier qui m’a fait découvrir mon fruit préféré. Il y avait même un cerisier, un temps, que je n’ai que peu admiré mais que j’ai vu être abattu.
Je vois la silhouette du prunier, robuste et généreux en fruits… et en vers de terre. Coco s’y accroche puis monte adroitement jusqu’en haut avant de sauter dans l’herbe en rigolant. Il se rue ensuite vers la balançoire rouillée et fraîchement peinte de vert. J’entends les cordes faire couiner les anneaux écaillés. Avant, je n’atteignais qu’à peine les barres de renforcement sur les côtés et à présent, je me pends d’un simple saut à barre transversale. Coco fait plusieurs allers-retours en allant toujours plus haut avant de s’envoler d’un saut jusque sur le deuxième terrain.
Pour moi, c’est une pelouse mais ce n’en était pas une autrefois. C’était un potager dans lequel je cultivais les patates avec mon grand-père, les haricots, les potimarrons et les courges. J’étais le “commis” et mon papy, le maître d’ouvrage. Il y a des framboises aussi, pas loin, mais je n’ai jamais vu de récolte à remplir un saladier. Coco va en picorer quelques-unes et garde une poignée pour ramener plus tard à la maison puis s’en va courir vers le cabanon et sa porte branlante. J’y pénètre et une vieille odeur de terre humide et de bois me projette à une époque où je jouais avec une hache pour couper un tréteau de bois. J’avais bien évidemment nié cela auprès de mon grand-père en prétextant qu’un chat s’était infiltré dedans. Un chat dont les griffes pouvaient trancher net à deux centimètres de profondeur…
Le cabanon est juste à côté du troisième terrain. Une pelouse pour moi encore mais autrefois un parterre de fraises avec quelques arbustes de thym envahi par des abeilles virevoltantes. Je vois Coco libérer un petit oiseau, pris dans un filet protégeant les fruits rouges, pour le laisser s’envoler sous le regard attendri de papy. Il le suit des yeux et cela le mène à un terrain plein de poireaux et bordés d’arbustes fruitiers… Ou une dernière pelouse.
- Ça a bien changé, Coco, hein? lui dis-je quand il revient vers moi une poignée de cassis dans la main gauche. Il commence à pleuvoir, rentrons, d’accord?
Sa main droite pourtant pleine de framboises quelques minutes plus tôt est à présent toute rouge. Le gourmand n’a pas attendu pour les manger et essuie sa main sur la mienne tout en me menant à l’entrée de la maison.
Les cinq marches menant à la porte d’entrée n’ont jamais perdu leur couleur de briques orangées. Elles sont également toujours bordées par un muret de pierre, épais d’une bonne vingtaine de centimètres sur lequel je m’assis un instant. J’ai vu sur cette pelouse qui avait trois arbres et une balançoire ainsi que celle autrefois pleine de patates. Je n’ai pas de bouquin dans les mains cette fois-ci mais je refuse de sortir le portable qui le remplace. Je me contente de ramener mes genoux contre mon menton pour apprécier le vent agiter un nouveau palmier qui égaye cette vue sans arbre. J’ai passé tant d’heures sur ce muret. Comment pouvais-je m’ennuyer ainsi sans rechigner et aujourd’hui ne pas faire taire cet esprit qui veut vérifier mes notifications…?
Très bien. Il est temps de mettre un pied dans la maison, toujours en suivant Coco qui m’attend patiemment.
Cette odeur…
Cette maison a une odeur, comme toutes les maisons. Elle est entre la noisette et l’humidité, reconnaissable au milieu de toutes les autres. Je ne sais dire si je l’aime ou non. C’est juste l’odeur de cette maison.
J’enlève mes chaussures pour faire face à cet escalier en bois au fond du couloir en dépassant la salle à manger et la cuisine. Je dépose mon sac avant d’y faire le premier pas, puis le deuxième. Le son très rond est lui aussi le même après tous ces pas. Je vois Coco s’installer dans l’angle où se situe une marche plus grande. Il peut presque s’y allonger, tandis qu’il joue avec des Legos pour imaginer des épées géantes et colorées.
Je monte à l’étage et me retrouve à traverser les souvenirs, comme le grenier où j’ai passé tant de nuits, ces toilettes dont l’interrupteur était bien trop haut pour moi, la chambre de ma mère où je dormais quand je passais mes vacances ici… Tout paraît tellement petit! Tout paraît minuscule. Suis-je devenu trop grand?
Ce palier, cet étage, a lui aussi changé après tout ce temps. Nombreux sont les livres à se mélanger aux reliques du présent, les photos monochromes au milieu des photos multicolores. Je ne sais pas trop quoi penser de tout cela. Cette maison est vivante à sa manière, après tout. Elle a besoin de grandir.
Je décide alors de redescendre en souriant du son rond de ces marches qui n’a toujours pas changé à la descente. Mais, aux pieds de celles-ci, se trouve une dernière chambre…
La chambre de mes grands-parents. S’il y a bien une pièce qui n’a que peu changé, c’est bien celle-ci. La même croix au-dessus de la porte, les mêmes photos et dessins accrochés au mur, la même armoire en bois massif, les mêmes ampoules, le même craquement de parquet.
Je vois Coco assis à la droite du lit à regarder une montre à gousset qu’il sert entre ses petits doigts. La montre de mon grand-père.
Je m’assis à ses côtés et lui passe un bras autour des épaules avant de murmurer:
- À moi aussi, ils me manquent, tu sais?
Il détourne ses yeux du bijou pour ensuite me le tendre. Le temps de détailler son cadran doré et ses aiguilles arrêtées, Coco n’est plus le petit garçon qui courrait aux quatre coins de cette maison. Ses cheveux se foncent, ses joues perdent leur rondeur mais son sourire reste le même, large et fourbe.
Il me regarde alors et je vois ses yeux briller comme les miens.
Il tend à nouveau ses bras et je le sers une dernière fois contre mon cœur.
Avant que je ne puisse le retenir, il s’évapore pour ne laisser que le souvenir de l’insouciance.