Bluemie
Assise sur son lit, Bluemie s’amuse avec ses amis marins, comme Choufleur, sans s’inquiéter du monde qui s’étend au-delà de sa chambre.
Les pieds dans l’eau
- Choufleeeeur ! s’exclama la petite fille en battant des pieds ce qui troubla l’eau autour d’elle.
Assise sur son lit, Bluemie s’extasiait devant les bancs de poissons qui nageaient paisiblement autour d’elle. La lumière chaleureuse du plafonnier faisait briller leurs couleurs de fraise, de menthe, de mayonnaise ou encore de chocolat.
Ce qui avait éveillé en elle tant d’excitation pourtant, c’était l’arrivée de son amie la tortue de mer et sa carapace fleurie qui lui rappelait les motifs d’un très gros chou-fleur, chou-fleur qui poussait de plus en plus en dehors de la carapace à mesure que son amie marine grandissait.
Isaías, le monsieur qui lui apportait du linge frais, des draps propres et parfois même des bonbons lui avait pourtant dit que ce n’était pas un chou-fleur mais un hortensia sauf que Bluemie n’arrivait pas à dire ce mot. En plus, elle le trouvait très, très laid, ce mot. C’est pour ça que son amie s’appelait Choufleur.
Choufleur était donc une tortue de mer et elle l’aimait très très fort parce qu’elles avaient grandi ensemble dans cette chambre. Elle se rappelait quand son œuf avait éclot et qu’elle était venue se réfugier dans sa main et que son amie avait peur quand il faisait tout noir la nuit. Elles étaient meilleures amies et même si Bluemie était la plus vieille (elle comptait exactement six doigts et demi sur ses mains), Choufleur était déjà plus grande qu’elle.
Quand elle avait comprit que son amie ne pouvait plus tenir dans sa main, Bluemie avait été triste mais elle avait fini par être heureuse car cela voulait dire qu’elle pouvait lui faire de gros câlins. Enfin, pour cela, elle devait descendre de son lit et se mouiller jusqu’au menton, sans tomber trop bas pour ne pas se noyer.
Heureusement, sous son lit il y avait un gros caillou sur lequel elle pouvait s’asseoir sans risquer de glisser car il était piquant sur ses jambes. Bluemie aimait bien faire des câlins à Choufleur et tous les deux étaient un peu pareils. Elle avait perdu deux doigts et lui, il avait perdu un morceau de nageoires.
Toublanc, son ami le requin, vint aussi alors qu’elle jouait avec la tortue mais il ne restait jamais longtemps car il était un peu timide. Elle l’aimait beaucoup aussi. En fait, elle aimait tous ses amis marins. Choufleur la tortue, Toublanc le requin, Gelée la méduse et tous les autres.
Quelqu’un toqua à la porte de sa chambre mais elle ne l’entendit pas, trop occupée à jouer avec ses amis.
De l’autre côté de la porte, Somaya observait la scène à travers une petite fenêtre donnant sur la chambre, ses grandes lunettes aux angles doux sur le nez, son stéthoscope autour du cou, un petit carnet dans la main et des bottines anti-rêves aux pieds. Elle la regardait jouer avec ses amis de toujours d’un regard attendri. Bien qu’elle fût venue discuter avec elle, elle décida que cela pouvait attendre puisque Bluemie semblait s’amuser.
Mais, alors qu’elle détournait le regard pour continuer sa ronde, Bluemie leva la tête les yeux grands ouverts, fixant quelque chose sur le mur de sa chambre. L’océan dans lequel elle pataugeait devint brumeux, les poissons s’excitèrent et s’éparpillèrent dans un tourbillon de couleurs. Bluemie fixait toujours le mur comme si… comme si…
Somaya ne comprenait pas. Elle frappa de nouveau à la porte, sans succès.
C’est là que Bluemie hurla.
L’effroi transparaissant dans sa voix cueillit Somaya d’un poing de givre dans le ventre. Celle-ci réagit aussitôt en écrasant le bouton d’urgence situé sous l’écriteau portant le nom de l’enfant ce qui déverrouilla la porte. Elle se rua sur sa protégée dont les yeux trempaient ses joues d’une rivière de larmes.
- Bluemie ! Tout va bien Bluemie, je suis là ! rassura Somaya en prenant son visage entre ses mains. Dis-moi ce qu’il se passe !
Le rocher sur lequel l’enfant était assise se dissipait et Somaya s’agrippa à l’enfant pour qu’elle ne s’enfonce pas dans ses propres profondeurs. Ce contact réconfortant la fit taire mais son regard la traversait, toujours fixé sur le mur. Dans le couloir, des bruits de pas se faisaient entendre. Somaya la porta sur le lit hors de l’eau, elle-même solidement ancrée dans la réalité grâce à ses chaussures. Aucune goutte ne vint mouiller le lit.
- Le sous… le sous-marin… il est… il est revenu… ! peina-t-elle enfin à dire. Il est revenu, il va me faire du mal ! Ne le laisse pas me faire du mal Soso ! Ne le laisse pas m’emmener je t’en supplie !
- Je suis là ma chérie, tout va bien, tu es en sécurité avec moi, je te le jure !
- Tu… jures ?
- Oui Bluemie, promis juré !
Pendant ce temps, Isaías entrait avec un chariot en acier dont les roues étaient protégées par le même matériau que leurs chaussures. La doctoresse empoigna un pistolet aux motifs de bonbons qui se terminait par de petites seringues contenant un calmant puissant qu’elle injecta à l’enfant.
- Tout ira bien Bluemie, repose-toi.
La petite fille trouva enfin la force de sourire mais celui-ci n’atteint pas ses yeux. Alors qu’elle commençait déjà à somnoler, elle murmura :
- Les monstres vont me tuer aussi, pas vrai ?
Elle s’endormit avant d’entendre la réponse.
Les deux adultes sortirent de la chambre en refermant la porte et Somaya s’effondra dans un siège à l’abri des fenêtres d’observation. Elle se prit la tête entre les mains et sa respiration se fit saccadée, douloureuse. Son collègue s’assit à ses côtés.
- Nous trouverons une solution à leurs cauchemars, Somaya. Il le faut. Ces enfants ont besoin de nous. Ressaisis-toi.
Si sa voix était ferme, la main dans son dos, elle, était tendre.
- Bluemie… commença-t-elle. Bluemie ne devrait plus avoir de cauchemars. Elle devrait pouvoir parcourir le monde des rêves sans se soucier de ses gangrènes. Alors pourquoi ? Pourquoi n’arrivons-nous toujours pas à l’aider ?
- Ses parents… tenta son assistant, ses parents étaient des monstres. Et les monstres, tu le sais comme moi, hantent nos nuits même quand nous pensons être à l’abri dans un rêve. Elle a encore besoin de temps. Et de nous.
Il se leva alors et lui tendit la main :
- Debout Somaya. Nous avons encore du travail et il est trop tôt pour se reposer.
Elle se leva et réajusta sa blouse. Isaías avait raison.
La journée au Refuge ne faisait que commencer.