Légendes d’Hebenelia – Le Loup Enragé
Au cœur de la forêt, un loup fou rejeté de tous pour ses ravages fait la rencontre d’une femme qui s’est exilée pour être en paix avec la nature
Le petit chemin dans la forêt
Les enfants se promenaient aux côtés de leur grand-père qui, malgré son âge fort avancé et sa robuste branche, ne manquait pas de vigueur. C’était une après-midi ensoleillée qu’aucun nuage ne venait voiler. L’air était pur et bien frais, si frais que les enfants courraient vers chaque tache de lumière qu’ils pouvaient trouver pour ne pas frissonner.
Loin devant leur aïeul sans pour autant quitter son regard, ils croisèrent un petit chemin de terre au détour d’un arbre et d’un renard. Curieux, ils coururent vers leur grand-père qui sourit car il avait deviné la suite. Il se contenta pourtant de rire tranquillement alors même que ses petits-enfants tiraient sur sa manche avec empressement. Une fois arrivés au croisement et seulement là commença-t-il son histoire:
- Je devine, petits singes, que vous ne connaissez pas la légende du Loup Enragé. Ce chemin que vous voyez mène au seul refuge que ce damné n’est jamais trouvé.
Il n’aura pas fallu plus pour que les marmots soient happés par le récit qui s’annonçait. Sous leur regard avide, le vieil homme fit un premier pas vers le chemin, s’enfonçant ainsi au cœur de la forêt. Devant eux se dessinait un passage grignoté par les herbes, les fleurs et les arbustes mais son pas ne traînait pas. Par des gestes assurés, il écartait les plantes les plus piquantes pour que ses protégés collés à lui ne puissent se blesser.
- Jadis, cette forêt était hantée par une bête féroce, ravageuse et solitaire que nous connaissons aujourd’hui sous le nom de Vitlaus. C’était un loup gris qui ressemblait à n’importe quel autre loup de cette forêt à première vue. Pourtant, il avait perdu une partie de sa queue et ses yeux étaient d’un noir piqués d’or. La marque des Ténèbres ou de ceux y ayant succombé.
Les enfants, une fille et un garçon ayant partagé leur berceau, étaient tout ouïe tandis que le chemin s’ouvrait petit à petit.
- Vitlaus ravageait les récoltes et le bétail depuis des années, sans que personne ne puisse l’arrêter. Il était hargneux, sanguinaire! Chassé de tous, il vivait reclus dans cette même forêt que nous traversons. Nulle ne savait vraiment d’où lui venait une telle colère et personne ne prenait la peine de se le demander. Il y avait pourtant cette dame qui vivait elle aussi dans la forêt. Elle s’était exilée pour profiter de la nature et n’avait besoin de personne car elle avait son propre potager et un puits non loin. Elle descendait au village uniquement pour se dégourdir les jambes. Elle s’appelait Wemalisa mais tout le monde l’appelait “La Dame de la Cabane”.
Comme une formule magique, un toit de bois apparut alors à l’horizon et le flot de l’eau se fit lui aussi entendre. Le chemin bien large dès lors déboucha sur une clairière fendue d’une rivière. Non loin, une poignée de marches grignotées par l’herbe et la mousse menait à une terrasse de bois tout aussi rongée par la verdure et le temps.
La cabane abandonnée
- Seul le destin aurait pu prédire la rencontre de Wemalisa et de Vitlaus, continua l’homme au bâton. Un jour pluvieux, la pauvre Dame de la Cabane retrouva son potager dévasté et les pattes de loup dans la boue ne laissèrent aucun doute sur la raison. Elle aurait dû s’énerver, jurer contre cette bête enragée d’avoir ainsi ruiné ses récoltes! Mais Wemalisa n’était pas une dame comme les autres, ça non! Elle qui s’était exilée, elle connaissait la solitude et son poids pour ceux qui n’y étaient pas préparés. Elle fit ce que personne d’autre n’aurait fait: elle construisit un abri pour le jeune loup.
Sur le flanc ouest de la maison gisaient en effet les restes d’une niche elle aussi de bois, elle aussi rongée par la verdure et le temps. Les deux enfants s’approchèrent sans pour autant la toucher et aperçurent deux boutons entourés d’une boule de laine usée.
- Mais Vitlaus ne l’entendait pas de cette oreille! reprit-il en levant la voix et les mains. La nuit suivante, le fou arracha les planches de ses crocs tandis que Wemalisa regardait par la fenêtre sans intervenir. C’est lorsque de ses yeux noirs il la regarda qu’elle comprit le tourment qu’il subissait.
Un nuage venait de se glisser devant le soleil alors que le vieil homme s’asseyait sur les marches fragiles, sa canne naturelle à ses côtés. Les jumeaux s’étaient précipités à lui en quête de réconfort, apeurés.
- Cette nuit-là, Wemalisa comprit que le loup n’était pas seul, qu’il était tourmenté par un esprit consumé par la haine. Le lendemain, elle reconstruisit la cabane. Le lendemain soir, le loup revint la détruire mais elle n’abandonna pas pour autant. Cette danse dura des jours et des jours jusqu’à ce que les beaux jours n’arrivent et que la Dame de la Cabane ne décidât de suivre le canidé jusqu’à son repère. Elle n’était pas vieille, Wemalisa, pas jeune non plus. Et ce n’était pas n’importe quelle personne, ça non! C’était une Gardienne d’Hebenelia. Elle avait voué une bonne partie de sa vie à la protection des autres et elle était douée dans l’art d’invoquer les animaux. Malheureusement, sa vie dangereuse avait eu raison de son compagnon le plus cher et sa force d’antan se perdit mais pas son intelligence ni son cœur. Elle connaissait le danger d’être consumé par les Ténèbres, elle qui avait bien failli perdre la raison. Ce fut pour le sauver qu’elle avait ce jour-là choisi de trouver le loup Vitlaus.
Les deux enfants, bien qu’apeurés par l’histoire de cet animal fou, étaient intensément concentrés, si bien qu’ils ne remarquèrent même pas le magnifique papillon coloré qui voletait non loin dans les fleurs.
- Ce qu’elle trouva ne l’étonna pas mais la bouleversa pourtant. Elle avait pisté le loup sans difficulté quand bien même son oreille était fine. Notre chère Wemalisa connaissait bien les animaux. Elle arriva alors jusqu’à sa tanière où elle le trouva, lové et endormi dans une couverture rapiécée et sale, serrant contre lui une peluche tout aussi abîmée.
La peur d’un enfant
Le grand-père laissa le silence s’installer et attendit que ses protégés ne se fassent plus insistants avant d’ajouter:
- Wemalisa comprit alors ce qui tourmentait le pauvre animal: le loup était hanté par l’esprit d’un jeune enfant trop furieux pour trouver le repos.
Son petit-fils laissa échapper un cri peiné sans retenir une larme qui coula sur sa joue. Son grand-père l’essuya délicatement et continua d’une voix plus douce:
- La Dame de la Cabane était tout aussi tourmentée. Elle ne réveilla pas cette pauvre bête et retourna chez elle où elle répara une énième fois la niche qu’elle avait construite pour lui. Pourtant, le soir venu, la bête ne revint pas la saccager et pour cause, ce soir-là était un soir particulièrement orageux avec un tonnerre si bruyant que les oiseaux avaient cessé de voler!
Le ciel déjà voilé s’assombrit plus encore. Le vieil homme se leva alors promptement et son petit-fils lui tint la main et sa petite-fille celle de son frère. Tous les trois retournèrent alors près de la niche mais continuèrent pour contourner la maison.
- Wemalisa se réveilla le lendemain matin, une étrange sensation dans le ventre. Lorsqu’elle sortit pour jauger les dégâts de la nuit sur son potager, elle vit non sans surprise la queue amputée d’un loup ronflant dans sa niche, une peluche entre ses crocs. Le pauvre enfant avait peur de l’orage mais après toute la terreur qu’il avait causée toutes ces années, il n’avait plus nulle part où aller, sa tanière inondée par un torrent bien trop violent. Le seul refuge qu’il avait était cet abri qu’il avait tant de fois décimé.
Ils étaient à présent tous les trois derrière la maison où deux monticules de feuilles et de pierres captaient les rayons d’un ciel de nouveau dégagé.
- Ce matin-là, Vitlaus qui n’était qu’un pauvre enfant ayant perdu sa famille dans le corps d’une bête ayant perdu sa forêt fut recueilli par une dame ayant perdu son meilleur ami. Lorsque le jeune loup se réveilla, il était recouvert d’une couverture cousue main, Wemalisa n’ayant pu sauver son souvenir de la pluie. Pourtant, cet amour qu’elle lui prodigua ainsi eut un effet salvateur pour le jeune esprit. D’une caresse entre les oreilles, ses yeux retrouvèrent leur couleur, la haine et la peur d’un enfant enfin envolées.
Le grand-père s’agenouilla alors, et ses petits-enfants en firent autant, pour conclure son histoire devant les deux tombes, en recueillement:
- Enfin libéré de cet esprit enragé, Wemalisa accueillit le loup Vitlaus comme sa propre chair et ils finirent ensemble leurs jours sans plus jamais se séparer.