Raindrops
Face à la mer, une jeune fille se remémore sa vie d’antan et comment elle en est arrivée à faire face au vide et face au temps.
Je le fais pour toi
Je me les gèle.
En même temps, quelle idée, d’être pieds nus dans le sable avec ces nuages saturés. Quelle idée… Mais il le faut. Pour toi, seulement toi, je vais le faire, parce que toi, tu ne le peux plus.
Un bout d’abord. Par les Originels ! J’ai l’impression de tremper l’orteil dans un glaçon liquide.
Un glaçon liquide, c’est de l’eau froide, banane. Tu m’aurais dit ça, si tu avais été là, smart ass. Mais t’es pas là. Alors tais-toi, chérie.
Inspire. Expire. Pfiou. Un. Deux. Trois. D’abord, le pantalon.
Oh bordel ! Foutu coquillage qui me démange la plante des pieds ! Prends ça !
Karma. Me voilà sur les fesses, par maladresse, je suis tombée.
We only get what we give. En français, s’il te plaît. J’imagine que ça donnerait « on récolte ce que l’on sème », non ? Toi, tu as semé ma vie, alors ce soir, je t’en donne un bout.
Tu te rappelles, non ?
J’étais là-haut, sur cette falaise. Je faisais face au vide. Je n’étais pas sûre de quel vide, d’ailleurs. Celui que j’avais dans ma vie ? Dans mon cœur ? Dans ma tête à cet instant ? Ou celui dans lequel bataillait ce cercueil qui m’attendait ? Je me rappelle très bien, trop bien, ce jour-là. Je m’étais fait larguer deux jours après le suicide de ma mère parce que bon, être en deuil n’est franchement pas aphrodisiaque et que je n’écartais plus. Enfin, c’est plus ou moins ce que le gars a dit. C’est pas comme si on était en couple, j’imagine. C’est quoi un couple, de toute façon ? Deux personnes qui transpirent dans des draps et qui font semblant de s’aimer. Horribles, ces pensées, face au vide. Horrible, cette certitude que le vide était plus chaleureux que l’amour car au moins les vagues, elles, sont éternelles. Bien sûr, j’avais pas de cran, ce jour-là. J’étais face à la mer et je voulais être dans les bras de la mort ou inversement. J’voulais juste mettre fin à cette boule dans mon ventre, à ses larmes sans fin, aux images de ma mère dans la baignoire. J’voulais juste que tout ça s’arrête, putain. J’voulais juste vivre, moi, j’voulais pas de ça. J’voulais que d’un coup toutes ces voix dans ma tête ferment leur gueule, j’voulais plus rien entendre, j’voulais le silence, j’voulais juste rien. J’avais pas de cran mais j’étais prête quand même. J’allais le faire. Mais toi, là, t’es venue comme si t’étais perdue alors que tu m’avais suivie depuis le parking, ça tu me l’as dit qu’après. Tu m’as fait croire que toi aussi tu voulais sauter alors que t’étais juste là pour m’en empêcher.
Aujourd’hui, ça fait 1 an, tout pile. J’aurais bien mis une bougie sur le muffin dans mon sac mais je crois que ça va être compliqué.
Allez ma grande. Les chaussettes et le jean sont dans le sable. Je sens déjà le froid perler mes cuisses. Pour peu, ça en serait excitant, ah !
Ce soir-là, le soleil se couchait. Tu m’avais proposé un truc. On se raconterait nos histoires et après, on pourrait sauter mais pas avant. Je m’étais dit « pourquoi pas », après tout, j’étais pas à quelques minutes près, hein, la Mort n’a pas de montre. Ah ! Que tu étais maline, toi qui n’avais aucune volonté de te fracasser contre la roche. Tu voulais juste tranquillement me dissuader et t’avais la bonne excuse pour que mes pensées s’emmêlent. Je t’ai crue, après tout, avec tes deux roues t’avais de quoi vouloir te tuer aussi, non ? Tu m’as raconté ton histoire, toi la passionnée d’escalade qui avait perdu tes jambes, toi qui t’étais droguée aux jeux-vidéos mais que ceux-ci ne suffisaient plus pour t’envoler. Tu m’as bien berné, chérie. La promenade en haut de la falaise était déserte. Faut dire qu’à cette heure en plein hiver, personne n’était suffisamment débile pour se promener, à part les gens qui veulent se promener une dernière fois et celles qui roulent jusqu’à moi. Je me demande encore aujourd’hui combien de personnes l’ont fait avant moi, le grand saut, le dernier saut. Enfin, « avant moi », je suis encore là, moi, et c’est grâce à toi.
Me voilà en culotte et soutien-gorge. Bordel ! Allez. Almost there. Je dégrafe cela, je fais glisser ceci…
Sérieusement, Nature ?! C’est MAINTENANT que tu me balances une bourrasque ?! T’as pas l’impression que je pointe assez comme ça ?! Ramène mon pull ici, foutu vent !! Voilà que j’vais devoir l’enterrer si j’veux pas qu’il s’envole… Et j’ai même pas pris de serviette, quelle cruche.
Allez. Inspire… Expire. Comme dans la vidéo du Polonais des Neiges, là. Encore trente-neuf fois et c’est parti.
Encore dix fois.
Encore deux fois.
Encore dix fois.
…
Encore une fois.
Allez.
Je vais le faire « à la bretonne », comme tu dis.
C’est simple, tu te mouilles la nuque, tu prends ton élan et tu couuuuuuurs et après tu plonges !
Quelle tarée tu es.
Allez ma grande.
Trois.
Deux
Un !
OH PUTAIN QUE C’EST FROID.
Aargh !
Respire.
Respire.
Respire.
Comme le Polonais des Neiges
Respire.
Respire.
Respire….
Ferme les yeux.
Tu es vivante.
Tu es vivante, bordel !
Haha ! Hahaha !
AAAAAAAAH.
Aaaaaaaaaaaaah.
Aaaah…
Il commence à pleuvoir. Il pleut même bien fort, de belles cordes sur mon visage. Elles sont cinglantes, si réconfortantes, si douces, sur ma peau. Elles ont la douceur de la vie.
Haha…
…
Don’t give up, you’ve got a reason to live.
Oui, chérie, toi.
Tu es la raison pour laquelle je vis.
Parce que tes roues ne te permettent plus de tremper tes fesses et de hurler face à l’orage, je le fais pour deux. Je le fais pour moi, et pour toi, toi qui m’as donné la vie. Je hurle à cette mer qui a failli être mon cercueil, je hurle à cette falaise qui a failli être la dernière pierre sous mes pieds, je hurle à la vie, à l’amour, à la mort, je hurle pour le monde, pour celles qui ne peuvent plus hurler, pour ceux qui n’ont plus la force d’aimer. Je hurle pour toi, pour moi.
Je hurle parce que je suis vivante.
Et je pleure, parce que je suis vivante.
Je hurle et je pleure car grâce à toi, j’en suis capable.
Alors…
Merci.
Mille fois merci.