Le Vieil Homme & l’Île – Dangereux Nuage pour Retourner en Enfance
D’aussi longtemps qui lui était possible de s’en rappeler avec les effluves d’éthanol, le vieil homme avait toujours vécu sur cette île au milieu des autres et pourtant seul et abandonné. Son nom, il ne s’en souvenait plus. Son âge, il n’en avait plus. Une famille, il ne l’avait jamais connue.
Balade Nocturne
Ce soir là, le vieil homme déambulait dans les rues claquantes de l’île, faites de pierres et de maisonnettes courtes sur pattes. Il les connaissait par cœur, tant il avait marché à travers ces rues pavés, au milieu des gens fuyants.
Il ne le savait pas mais il tenterait de sauter encore une fois, comme toutes les fois où il était dans cet état second. C’était son jeu, son défi inconscient, celui qui sonnait la fin de la journée.
En attendant, il déambulait dans les rues claquantes de l’île.
Son pêché, un doux breuvage qui venait autrefois des Anges. Sur son île et les îles voisines, ce breuvage, était le “Nacre”, grâce à sa couleur éponyme. Ses reflets face à la lumière étaient somptueux, blancs et arc-en-ciels, facile de s’y perdre. Trop facile. Et le goût était divin, lui aussi. Des saveurs de miel, de bonbons. D’enfance.
Il le savourait. Il ne l’avait jamais bu autrement. Chaque gorgée était différente et on disait que plus l’on en buvait, plus il était sucré. Et le vieil l’homme l’aimait sucré. Oh oui.
Nuage à la main, telle était la forme de la bouteille, il se dirigeait vers son endroit préféré: un arbre solide, fait de branches robustes et d’aiguilles émeraude. Et de vieux souvenirs. C’était son Temple, son Antre.
Passants après passants, le vieil homme essuyait les regards choqués, fuyants, honteux, comme s’ils n’étaient que des vulgaires gouttes de pluie sur sa veste en cuir tellement usée qu’elle en était lisse. Il ne la changerait pour rien au monde tant chaque instant de sa vie faisait partie de chaque centimètres carrés du vêtement.
Avec son nuage toujours à la main, il avançait inlassablement vers son unique but de la journée. Il passa dans le centre-ville, symbolisé par la source d’énergie de l’île: un puits de lumière auto-susant. Auto-suffisant sonnait mieux, probablement. C’était ce que les intelligents de l’archipel disaient.
Ylan. Un nom pourfendit son esprit lentement et douloureusement. Ylan. Il rebut une gorgée. Le Nacre avait un goût de sirop.
Souvenirs Boisés
Il y était presque. Son arbre. Ses pas sur les pavés se faisaient plus traînants à mesure qu’il s’approchait de sa cible. Son feuillage était en vue.
Le vieil homme ne voyait plus que ça.
Il était somptueux, pensait-il, avec ses pointes brillantes d’un vert pur et sa haute cime presque vertigineuse.
Quelques mètres plus loin, il s’effondra à ses pieds.
Arthur! Un nom le transperça de nouveau, laissant sa tête sonnante sans lui laisser la satisfaction d’être arrivé à la destination tant souhaitée. Une gorgée comme un morceau de sucre envoya valser la mauvaise pensée.
L’écorce de l’arbre inconfortable fut un élément de stabilité contre son dos. Il se voyait souvent courir étant petit comme le garnement qu’il fut. Un garnement orphelin, de mémoire nacrée. Il ne connaissait pas l’alcool, à l’époque, juste l’eau, le jus de dragon ou le sirop de plantes. Son adolescence lui manquait car elle ne fut pas malheureuse.
“ROSE!” saigna son cœur d’un troisième nom, aussi douloureux que les précédents. Aussi doux que son nuage.
Il s’abandonna un instant à ce nom venant d’un autre monde, à la douceur des souvenirs empreints de souffrance. Rose… Il vit une autre personne courir avec lui autour de l’arbre dont le parfum boisé s’immisça dans ses narines imperméabilisés par l’alcool. Ils riaient, se chamaillaient.
Rose…
Il se leva et suivit les souvenirs de son enfance. Sans y penser, il agrippa l’écorce et se hissa à l’arbre pour rattraper les deux enfants qui y montaient. La peau de l’arbre était douce sous ses mains calleuses et abîmées.
Il suivait Rose qui était toujours plus rapide que lui à ce jeu même si lui était plus grand, à âge égal. Ils avaient des années d’agilité et grimpaient à ces branches sans sourciller, s’arrêtant de temps à autre pour partager un sourire complice et provocateur.
Le ciel s’était caché derrière les branches aiguilleuses de leur arbre fétiche qui oscillait langoureusement selon les caprices du vent amenant dans son corps le parfum d’un âge perdu.
Quelques mètres plus hauts, Rose se tourna de nouveau vers lui, ses traits soudain moins juvéniles et son regard toujours bienveillant. Il lui tendit la main en guise d’appel à l’aide mais elle rit et monta plus haut. Il n’y avait pas de défi si elle l’aidait. Alors il monta plus haut, toujours, pour la rattraper.
Elle s’arrêta enfin et s’assit non loin du sommet de la cime du conifère. Il la rejoint et s’assit à ses côtés, partageant un sourire complice et pétillant.
Les arômes qui se dégageaient de sa peau mélangés aux senteurs de leur arbre étaient divins et lui firent tourner la tête. Il s’abandonna le temps d’un instant à la contemplation de son amie avant de se tourner vers les cieux rosés.
Souvenirs Rosés
La vue était vertigineuse à cette hauteur mais il l’aimait comme cela: dangereuse et aux côtés de Rose. Il crut sentir une main douce se poser sur la sienne tandis qu’il détaillait une énième fois le ciel.
Nuage après nuage, le soleil embrasait son royaume créant des nuances flamboyantes sur cette prairie céleste. Au loin, des points flottaient dans le vague dans un balais distant. Le meilleur des spectacles, paisible et en la meilleure compagnie.
Il se tourna vers sa douce et tendre pour admirer son amie et sentir son propre cœur tambouriner. Rose, il en était persuadé, serait la femme de sa vie même s’ils étaient encore trop jeunes pour en décider. Avec son sourire rayonnant et le coucher de soleil sur son visage, elle était d’une beauté sans égale, ses yeux luminescents et ses cheveux d’or. Ils se penchèrent l’un vers l’autre et le monde entier s’arrêta.
Les épines se turent, le soleil arrêta sa fuite, le vent se calma. Plus rien n’existait sinon Rose et lui, au sommet de cet arbre chéri.
Leurs lèvres étaient presque à se toucher, le moment tant attendu, l’instant d’une vie de bonheur, de voyage et de rire. Il pouvait sentir le parfum de son amour, mêlé au parfum des aiguilles et son cœur en déborda de plaisir.
L’instant suivant fut celui d’un souvenir nostalgique et douloureux tandis que les lèvres, le visage, le parfum de Rose disparurent pour laisser place à la vie réelle du vieil homme, un soir de plus.
Son cœur se serra et des larmes coulèrent sur son visage sale et marqué par les âges, comme une rivière s’immisçant insolemment dans des vestiges abandonnés. Les sensations revinrent se fracasser contre ses sens. Le fouillis des épines, la brûlure du soleil fuyant, le tumulte du vent agité.
Un Soir de plus
Il se leva, tanguant sur l’arbre mais stable comme seule l’habitude le lui rendait possible. Il avait fait cela toute sa vie et n’avait de tout manière plus peur de rien.
De là où il était, il voyait le bord de son l’île, perdue dans les cieux. L’instant suivant, il le serait aussi, perdu dans les cieux. Un soir de plus.
Comme un rituel, il regarda là où Rose était, cligna des yeux par espoir de la voir réapparaître puis pris une poignet d’aiguilles odorantes dans sa main qu’il serra fort, la douleur le rassurant. Il se tourna ensuite vers le ciel d’ocre aux enfants fuyants, but une dernière gorgée de nuage bien trop sucrée et s’élança comme une âme perdue dans le vide.
D’instinct de vieil homme, il sut à ce moment que quelque chose n’allait pas dans son rituel. Pour une fois, après toutes ces nuits, tous ces jours, il sut que ce soir serait enfin le dernier car il semblait que le champ de protection anti-chute de l’île volante n’était pas activé. Il tenta de se tourner pour voir une dernière fois l’arbre de son enfance. Le sapin de sa jeunesse et plus encore, à lui et Rose.
Pour la première fois depuis plus de 20 ans, il était lucide et heureux.
Et comme face à un film au scénario décousu, il vit le visage de sa bien-aimée avec qui le vieil homme aura vécu trop peu d’années mais qui aura donné naissance à leurs deux magnifiques enfants. La douleur de ces trois noms, Rose, Ylan, Arthur, n’en était plus une. C’était une libération, la protection des souvenirs dans un dernier soupir face à la Mort bienvenue.
Il revit leur jeunesse en orphelinat, leur premier baiser en haut du sapin. Leurs premières nuits d’amour aussi, folles et intenses. La naissance de leurs enfants. Les pleurs, les rires.
Leurs morts, une par une. Il n’en avait cure. Il les rejoindrait enfin.
Et dans un ultime abandon, il ferma les yeux et se laissa tomber, redevenant l’humain face à la fin,non plus ce spectre confronté au passé.